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L'économie des robots : quelle place pour les humains ? - un diagnostic

9 Janvier 2015   (1930 mots)

Cet article est la première partie d’une analyse sur l’impact du développement technologique sur l’économie, et notamment sur le monde du travail, la question de fond étant : le développement des machines et des nouvelles technologies va-t-il priver les êtres humains d’emploi et remettre en cause leur modèle de développement. Cet article est consacré au diagnostic, le suivant, à venir, aux pistes de solution.

2011 : la société Foxconn, le spécialiste chinois des produits électroniques, annonce son intention de déployer massivement 1 million de robots dans ses usines, destinés progressivement à remplacer ses ouvriers. Les avantages, du point de vue de l’entreprise, sont évidents : une meilleure productivité, des coûts limités et un retour sur investissement rapide, une absence de problème sociaux et de discussions autour des conditions de travail.

En 2014, même si Foxconn est loin d’avoir remplacé tous ses salariés par des machines, la société a annoncé durant l’été avoir finalisé le développement de “Foxbots”, destinés notamment à la fabrication des batteries de l’iPad. 30 000 de ces robots devraient être déployés dans les prochains mois.Cette ambition n’est qu’un exemple représentatif d’une tendance ancienne, l’automatisation du travail, et l’impact du capital sur le travail.

Cependant la question est devenue brûlante depuis quelques années : quelle place pour les humains dans l’industrie manufacturière, mais plus généralement dans une économie au sein de laquelle les robots et les intelligences artificielles seraient partout.

##L’innovation technologique durant la révolution industrielle : entre progrès technique et menace pour l’emploi

Depuis l’invention des technologies permettant d’accumuler et d’utiliser de l’énergie (moulin à vent, à eau, puis machines à vapeurs et électricité), la question du remplacement au travail de l’homme par la machine est posée. Les progrès technologiques allaint-ils rendre obsolète la main d’œuvre ?

Cette crainte a alimenté des conflits dès les XVIIème et le XVIIIème siècle. En 1811, le mouvement des luddites en Angleterre oppose les artisans traditionnels de la transformation du coton aux employeurs et ouvriers des usines utilisant des métiers à tisser mécanisés. Il donnera lieu au vote d’une loi instaurant la peine capitale pour la destruction de machines (!). En quelques décennies, de nombreux métiers traditionnels seront voués à la disparation.

Dans le même temps, la révolution industrielle est à l’origine de progrès phénoménaux pour l’humanité : une amélioration drastique du rendement agricole, avec à la clé une amélioration de la qualité de l’alimentation ; une réduction du coût de production de nombreux biens de consommation (dont le textile) ; une accélération des transports passagers et de marchandise ; l’éclairage public, des progrès radicaux dans le domaine médical…

Cependant Thomas Piketty montre dans Le Capital au XXIème siècle que durant une partie importante du XVIIIè siècle l’augmentation de la création de richesse dans les économies occidentales n’a pas été associée à une amélioration des revenus et du niveau de vie des classes ouvrières. Il faudra atteindre la fin du siècle pour voir les conditions des ouvriers s’améliorer. L’histoire montre donc que les progrès technologiques peuvent ne pas bénéficier à tous.

##La troisième révolution industrielle : une accélération à partir des années 50

La première révolution industrielle avait permis à la production mondiale de doubler entre les années 1700 et 1820. La seconde révolution industrielle verra une multiplication par 4 entre 1820 et 1910. La troisième révolution industrielle, qui s’appuie notamment sur les nouvelles technologies numériques, est l’occasion pour le PIB mondial d’être multiplié par 50 entre 1960 et 2010. Le progrès technologique permet une croissance exponentielle, après des siècles de stagnation.

Parmi les innovations, l’industrialisation de masse, la mécanisation et les progrès des transports (notamment maritimes) ont continué leur développement depuis la Seconde Guerre Mondiale, menant à la fois à une automatisation des usines dans les pays développés, ainsi qu’à une déplacement des capacités manufacturières dans des pays à bas coût, dont la Chine.

Depuis les années 90, les robots ont faits des progrès phénoménaux. Il suffit de voir une chaîne de montage d’une voiture ou d’équipements électroniques dans une usine moderne pour s’en rendre compte. A l’origine limités aux tâches simples (vissage), les robots sont maintenant capables d’opérations complexes, nécessitant par exemple une adaptation à la surface de la pièce (et donc de la “voir”) ou des niveaux de précisions (localisation, pression) très avancés.

##L’économie digitale : un élargissement de la compétition

Il existe donc dès maintenant une compétition entre la machine et l’humain pour le travail, qui a dans un premier temps révolutionné les secteurs agricole et industriel. Les décideurs comparent tout naturellement les ouvriers à la production équivalente par une machine et prennent leur décision d’investissement sur ces critères.

La première vague d’automatisation a mené à la destruction des emplois les plus répétitifs et peu qualifiés. Avec les progrès continus de la technologie, la comparaison est de plus en plus défavorable aux employés, et le fossé se creuse au fur et à mesure de l’amélioration des fonctionnalités et de l’élargissement des tâches prises en charge par les robots. Le secteur secondaire n’a pas donc pas encore fini sa mue, et il est probable que les emplois industriels continuent en décroître, à tout le moins en considérant les emplois par unité de valeur ajoutée.

Mais durant les dernières décennie, la révolution technologique, et notamment les technologies digitale, a occasionné un basculement dans la compétition homme / machine. Tout d’abord, la troisième révolution industrielle amène la concurrence homme / machine sur de nouveaux territoires. On n’est plus uniquement dans l’automatisation de tâches simples et répétitives : les emplois des “cols blancs”, et notamment des cadres intermédiaires, ainsi que des employés du secteur tertiaire, sont maintenant menacés.

Ainsi les ordinateurs permettent d’accompagner voir de prendre des décisions complexes ; l’Internet des objets fournit des informations sur le terrain et alimente directement les algorithmes qui adaptent leur comportement en temps réel ; les traitements avancés d’image ‘intelligence artificiel ouvre de nouveaux horizons et permet aux machines d’être souvent plus performante que les médecins dans l’interprétation des radios et des IRM ; les algorithmes de traitement du langage permettent rédiger des articles d’agence de presse ; les robots sont capables d’interagir et de se déplacer dans un environnement complexe tel qu’un restaurant ou un centre commercial… Des emplois tels que conducteur de trains, opérateurs de marketing téléphoniques, agents administratifs dans les banques, serveurs et barmen et même journalistes, auditeurs ou professionnels de la santé (pour partie) sont maintenant menacés.

Dans le même temps, contrairement aux premières révolutions, les nouvelles technologies proposent de plus en plus souvent une substitution au travail humain, et pas uniquement un complément. Ainsi aujourd’hui, il est possible de collecter des péages, encaisser des achats, indiquer les directions (GPS), répondre au téléphone, transmettre des messages, bercer des bébés, lire des livres, éteindre les lumières, garder les maisons ou encore tuer des ennemis sans aucune intervention humaine (exemples cités dans Jeffrey Sachs et Laurence Kotlikoff dans un article intitulé Smart Machines and Long Term Misery et publié en 2012). Si le fiacre et la taxi avaient tous deux besoin d’un conducteur, l’avènement de la voiture automatisé permettra de s’en passer.

Émerge donc une “seconde économie”, terme inventé par l’économiste Brian Arthur, et correspondant à un monde parallèle à l’économie “classique”, et constitué de l’ensemble des interactions complètement automatisées et échappant entièrement à l’homme : trading, réapprovisionnement des stocks, règlements automatisés, taxe de circulation dans les centres-villes (comme à Londres…). Cette économie se développe et créé de la richesse sans quasiment aucune intervention humaine. Dans son article, Brian Arthur calcule (de manière très approximative) que la seconde économie pourrait représenter, en 2025, l’équivalent de la “première” économie de 1995, soit environ 7,6 milliards de dollars.

##Un avenir sans emploi ?

Si une économie d’une telle taille peut fonctionner quasiment sans intervention humaine, difficile d’imaginer que cela n’aura pas de répercussion sur l’emploi. A nouveau, une première approximation consiste à se demander à combien d’emplois sont associés ces 7,6 milliards de dollars. En comparant la taille de la seconde économie avec les valeurs actuelles du PIB / employé, cela représenterait entre 50 et 300 millions d’emplois, qui ne “seraient pas générés” par cette économie. Et il n’y a pas de raison pour que cela s’arrête.

Seuls échappent à cette compétition les emplois les plus qualifiés. Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, dans un article de recherche passionnant intitulé The Future of Employment : How Susceptible are Jobs to Computerization?, identifient au moins trois domaines du monde du travail qui restent très difficile à faire prendre en compte par des machines. Tout d’abord, les métiers nécessitant une forte “intelligence sociale”, c’est-à-dire une capacité d’attention à l’autre, de négociation et de persuasion : psychologues, chargé de relations publiques, organisation d’événements, enseignants… Ensuite, les domaines nécessitant de la créativité : architectes, artistes, consultants, chercheurs, designers… Enfin, les métiers mobilisant un niveau de manipulation et de perception avancés, tel que les chirurgiens.

A moyen terme apparaît donc une dichotomie au sein du marché du travail, entre les “sachants”, qui sont plus formés, comprennent les enjeux des nouvelles technologies et sont plus adaptables, et les “laissés pour compte”, moins formés, avec une valeur ajoutée plus faible. Les premiers devraient être les grands gagnants de la seconde économie, investissant, développement ou commercialisant ses services. Les autres seraient progressivement exclus du marché du travail au fur à mesure que progresse le périmètre d’une économie automatisée et connectée.

Selon cette vision, il faudrait alors s’attendre à une hausse significative et durable des taux de chômage et d’une hausse des inégalités, source à la fois de tension, mais aussi de remise en cause des modèles sociaux.

La hausse des inégalités n’a d’ailleurs pas attendu le développement de la seconde économie pour se manifester, particulièrement aux Etats-Unis. On peut lui associer deux causes principales. Tout d’abord, une tendance de fond de l’économie capitaliste à favoriser l’accumulation de richesse par les détenteurs du capital (telle que la décrit Thomas Piketty dans son livre). Dans ce cadre, la période des 30 glorieuses est une anomalie transitoire avant un retour à “normale” du système. Ensuite, il s’agit aussi de voir les prémisses du creusement des écarts entre les formés adaptables et les moins formés peu adaptables, en premier lieu autour des employés du secteur industriel.

Cette évolution poserait donc à moyen terme des problèmes majeurs, sur les fondamentaux même de l’économie : comment faire tourner un modèle social solidaire dont le financement est appuyé sur le travail si de moins en moins de personnes travaillent ? Comment générer la demande nécessaire au dynamisme de l’économie si de plus de en plus de personnes ont de moins en moins pour vivre ?

Même si à ce stade il est très clair que personne ne dispose d’une vision complète de ce que pourrait être l’économie du futur, nous verrons dans la deuxième partie de cet article, quelques pistes de réflexion pour accompagner son développement.

###Quelques sources complémentaires :

Livres

  • Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee (2014). The Second Machine Age
  • Thomas Piketty (2013). Le capital au XXIème siècle
  • Charles-Edouard Bouée (2014). Confucius et les automates

Articles de recherche

  • Jeffrey Sachs et Laurence Kotlikoff (2012). NBER : Smart Machines and Long Term Misery - http://www.nber.org/papers/w18629.pdf (payant)
  • Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne (2013). OMS : The Future of Employment : How Susceptible are Jobs to Computerization? - www.futuretech.ox.ac.uk/sites/futuretech.ox.ac.uk/files/TheFutureofEmploymentOMSWorkingPaper0.pdf

Articles en ligne

  • William H. Davidow et Michael S. Malone (2014). HBR : What Happens to Society When Robots Replace Workers? - https://hbr.org/2014/12/what-happens-to-society-when-robots-replace-workers/
  • Thomas Wells (2014). The Robot Economy and The Crisis of Capitalism - http://www.abc.net.au/religion/articles/2014/07/17/4048180.htm
  • W. Brian Arthur (2011). The second economy - http://www.mckinsey.com/insights/strategy/thesecondeconomy

Crédit photo : Steve Berry, CC BY-NC-SA 2.0


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